A sa grande surprise, elle n'avait pas eu à tant marcher pour arriver au garage depuis l'arrêt de bus où elle était descendue. Il faisait beau -c'était rare qu'il fasse vraiment mauvais dans cet endroit, elle n'avait pas encore connu de véritables intempéries- et un peu chaud, mais elle était de toute façon équipée pour ne pas avoir trop chaud. En shirt et en t-shirt à petites manches, elle passerait sans doute pour une touriste allemande, mais franchement, tant pis. Entre ça et la Suède, elle avait à peu près tout entendu depuis qu'elle était là. Elle se fit la réflexion tout de même à un moment qu'elle aurait pu demander aux ratons de l'accompagner ou à Constantine de la dépose -ou même si elle pouvait lui emprunter sa voiture-, car la valise avec la centrifugeuse à l'intérieur pesait un peu lourd, mais puisqu'elle avait déjà fait tout ce chemin, elle n'allait pas abandonner si près du but ! Ça lui apprendrait à demander de l'aide au lieu de toujours galérer comme une idiote. Même si ce n'était décidément pas inscrit au programme : malgré tous les regards, tous les raclements de gorge de reproche qu'elle avait pu affronter, elle continuait de se dire qu'elle allait déranger.

Elle ne savait pas si elle allait jamais changer un jour, en revanche, ce qu'elle savait, c'était qu'elle était bien arrivée au garage. Elle ne s'était pas attendue à grand chose -les a priori de Fauste concernaient bien plus les réactions des gens face à elle-même que sa propre appréhension des autres, mais là aussi il s'agissait d'un travail conséquent dont elle ne savait pas s'il serait un jour mené à bien tant elle désespérait les autres-, mais elle dut admettre que le fait qu'il soit proche du Mississippi lui conférait un certain charme. Une odeur plus fraîche, un côté plus lumineux, ou du moins sur la façade. Elle n'était pas vraiment inquiète, donc elle n'avait pas vraiment rassurée non plus, mais elle était tout de même contente de se dire que si jamais elle devait attendre que la réparation soit faite, elle pourrait peut-être faire un tour dans un coin beaucoup plus sympa que la zone industrielle à côté de chez elle. Mais avant toute chose, il fallait qu'ils acceptent de prendre en charge sa réparation, et ce n'était pas encore gagné, ça, elle l'avait très bien compris. Tous les autres réparateurs qu'elle avait contactés lui avaient parlé d'un mois de délai, et elle n'avait clairement pas ce temps devant elle. Certes, le Coven lui aurait peut-être accordé ce délai, ses autres clients aussi, mais elle n'avait clairement pas envie. Elle aurait eu beaucoup trop de temps devant elle, elle aurait pu certes continuer son initiation, d'un autre côté, il lui était difficile de s'imaginer ne pas travailler pendant plus d'un mois. Parce que si elle était naïve, elle avait appris à se méfier d'une chose : quand on lui disait un mois de délai pour une réparation, elle savait qu'elle pouvait éventuellement compter sur deux semaines de plus.

Elle se présenta à l'entrée, devant sembler bien étrange avec sa grosse valise perdue au milieu de nulle part, pourtant un grand sourire aux lèvres. Ce fut alors que l'on venait à sa rencontre qu'elle tenta de dire ce qu'elle avait eu le temps de préparer pendant le trajet, qui ne soit pas vraiment un mensonge, sinon elle allait encore balbutier comme une enfant :

« Bonjour. Désolée de vous déranger mais j'ai un outil de travail qui est tombé en panne, et j'en ai absolument besoin. Vous pourriez jeter un œil si... » Elle marqua un temps d'arrêt en reconnaissant la personne en face d'elle, se sentant à la fois surprise et un peu bête sans pouvoir bien dire pourquoi. « Mais... vous travaillez ici ? Ça fait combien de temps qu'on ne vous a pas vu au Cocodrie's !? Vous... vous allez bien ? »

Quand on travaillait dans un bar, les gens vous connaissaient forcément, même de vue. Il était en revanche moins évident pour Fauste de reconnaître les clients, à moins qu'ils ne viennent régulièrement, ou qu'ils aient un physique remarquable. Cet homme pouvait sans conteste faire partie de cette catégorie, néanmoins elle l'avait trouvé si discret qu'il n'était pas si facile de le repérer. Il l'aurait peut-être moins été si elle n'avait pas quelques autres habitués qui prenaient la vedette, faisant force plaisanteries -pas toujours de bon goût- ou des passions à calmer pour éviter des bagarres. Elle le faisait toujours avec le sourire, et sa douceur habituelle, elle aurait été bien incapable d'utiliser d'autorité puisqu'elle en était parfaitement dépourvue. Une tare familiale, mais quand vous avez grandi au milieu de personnes qui ne dépassaient jamais des limites ni n'enfreignaient de règles, vous n'avez pas besoin d'en développer une quelconque. Ou alors était-ce simplement sa nature ? Tout comme elle faisait l'imbécile derrière son comptoir ou dans la salle en fonction de la musique qui passait -tant d'énergie, il fallait bien la dépenser à un moment-, tout comme elle écoutait les clients bavards, ou ceux qui avaient besoin de se confier, comme elle se permettait de conseiller quand arrêter de boire de l'alcool et comme elle glissait parfois de petits dessins destinés à faire sourire quand elle estimait que c'était nécessaire. Son don aurait pu être un fléau, l'empêcher de vivre, mais elle l'avait converti en moteur pour sa vie, avec le temps. Aider les autres, savoir quoi faire et quand, et voir le bien qu'ils pouvaient en retirer ; une compensation qui valait bien tous les maux de tête du monde.

C'était à force de glisser des post-it et des serviettes griffonnée qu'elle avait fini par repérer ce client. Rien que du professionnel, évidemment, mais il y avait quelque chose de particulier chez lui. Elle était incapable de sentir les émotions comme Quinn aurait pu le faire, mais elle savait reconnaître les brisures d'un esprit à sa manière de penser. A ses pensées, aussi, tout simplement. Ils n'avaient jamais vraiment échangé de mots, pas plus que les formules de politesse et les quelques phrases d'usage autour d'une commande. Elle avait toujours essayé de les glisser sur un ton plus enveloppant, plus doux, plus bas, pour lui faire comprendre que dans ce bar, on prenait soin de lui, qu'on le voyait. Elle ne savait pas vraiment ce qui était le problème dans le fond, mais avec le temps et l'expérience, elle avait appris que parfois, juste savoir que l'on était pris en compte chaque fois que l'on passait une porte quelque part faisait beaucoup plus de bien à l'âme que résoudre quelque chose. La solitude était le mal de ce siècle, paraissait-il, alors elle faisait en sorte que toute personne passant ces portes se sente comme chez elle, pour le temps qu'elle y passerait. Ils étaient tous souvent plus âgés qu'elle, mais pour un moment, ils devenaient tous ses enfants. Et elle agissait en fonction des besoins de chacun. Il y avait ceux qui aimaient se faire faussement gronder pour se faire remarquer, ceux qui lui demandaient comment elle allait parce qu'ils voulaient lui rendre la pareille sur l'attention qu'elle leur portait, ceux qui avaient besoin de vider leur sac avant ou après une réunion de travail, ceux qui se donnaient en spectacle à plusieurs, et puis il y avait ceux qui restaient sages dans leur coin, à qui elle avait aurait volontiers posé une main sur l'épaule ou passé une main dans les cheveux, mais il existait des limites à ne pas franchir. Pour le respect de l'espace personnel des clients, et pour éviter d'envoyer les mauvais signaux. C'était cependant cette ambiance qu'elle aimait au Cocodrie's et si on lui avait souvent dit qu'elle ferait mieux de travailler dans un bar ou un quartier mieux fréquentés, elle n'aurait changé pour rien au monde.

Et la voilà qui se trouvait devant ce client qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps, et qui n'avait pas l'air dans son assiette. Ce n'était pas sa tenue, il était tout à fait présentable pour un garagiste ; certes, il sentait un peu le cambouis et l'expression corporelle, mais l'islandaise n'était pas du genre à faire de manières et à sortir les éléments du contexte. Elle-même avait travaillé sur des chantiers de restauration, et sentir le plâtre mouillé, la transpiration et la térébenthine n'avait rien de sexy, même avec le plus beau sourire du monde ! Ce qui lui faisait plutôt dire qu'il n'avait pas l'air en grande forme étaient plutôt ces cernes sous ses yeux et ses marques sur ses bras, lui qui avait tout du playboy en temps normal. Elle lui adressa cependant un grand sourire sincère quand il sortit son nom, acquiesçant d'un petit signe de tête comme pour l'encourager. Il aurait pu se tromper sur son nom, elle ne s'en serait pas vexée, mais c'était toujours sympa de voir que l'on avait assez marqué les esprits pour avoir le droit à ce que l'on retienne son prénom ! Elle rit légèrement, toujours d'humeur joyeuse, quand il lui dit qu'il était en pleine forme. « Je vous crois, il n'y a que vous qui puissiez me dire, de toute façon ! » Puis elle rit franchement, sans moquerie, quand il s'emmêla un peu les pinceaux entre tutoiement et vouvoiement. C'était absolument adorable, mais pas un protocole nécessaire. « Je ne suis de façon évidente pas la reine de Suède, donc je pense qu'on va rester au tutoiement, ça sera plus simple ! Mais ça va très bien, je te remercie. » Ce n'était pas une vérité absolue, même si dans le fond, elle considérait toujours qu'elle allait très bien, surtout comparée à d'autres. Un petit silence un peu gêné s'installa, jusqu'à ce qu'elle se décide à le rompre : « C'est maintenant que je te dis pourquoi je suis venue jusqu'ici avec une valise assez grande pour cacher quelqu'un dedans, c'est ça ? » Ce n'était pas tout à fait vrai, même si elle aurait sans doute pu tenir dedans, en y réfléchissant bien. « Une des pièces de ma centrifugeuse a lâché et j'en ai vraiment besoin pour certaines analyses dans mon travail, et personne ne peut me la réparer avant au moins un mois et je ne me vois vraiment pas dire au C... client que je ne vais pas pouvoir avancer aussi vite et précisément pendant tout ce temps, même si je sais qu'ils sont très compréhensifs mais... Tu veux bien y jeter un œil ? Pitié ? » Elle acheva en riant un peu, faisant une petite moue de la personne qui pense qu'il y a une chance pour qu'on lui dise non. Ce qui était évidemment le cas, elle n'excluait pas l'option et ne lui en aurait pas voulu. « Je peux attendre, si tu as quelque chose à finir, évidemment. J'ai à peu près toute la journée jusqu'à... j'allais dire mon service de demain après-midi, mais connaissant deux, trois personnes dans mon entourage je pense que ça déclencherait un avis de recherche, alors disons juste que j'ai le temps ? » Oui, elle avait un humour particulier, mais après tout, il la connaissait un peu, non ?