Parfois, on lui demandait d'organiser des mariages dans des endroits pour lesquels il aurait fallu être la Fée Clochette pour réussir à transformer la salle en quelque chose d'à peu près potable. C'était ce qu'elle se disait certains jours, en grand découragement face à la quantité de choses à arranger, mais elle ne se démontait pas. On lui disait parfois qu'elle avait des mains de fée, c'était le moment de le prouver ! Maintenant, et les douze autres fois dans l'année, car des surprises de ce genre, elle en avait au moins une fois par mois plus un bonus avec supplément odeur de moisi, parce que la région n'était pas connue pour son temps sec et frais. C'était un peu le cas de cette cour intérieure, certes pas chère pour les futurs mariés, mais drôlement lugubre pour le thème bohème qu'ils espéraient. Elle entendait de là son coiffeur qui disait que d'un âne, on ne fera jamais un cheval de course, il faudra bien penser à aller poser un cierge ou deux pour s'assurer que ça tienne, oula, si vous saviez ! Mais bon, il faut bien avoir des défis dans la vie. Alors, qu'est-ce que ça sera, pour ma rousse préférée ? Une frange, les pointes, ou les potins du quartier ? La réponse était évidemment les deux, mon capitaine. Elle adorait l'entendre parler, il était intarissable sur son sujet favori, et il en faisait toujours des caisses pour essayer de la faire rire. L'un des seuls moments qu'elle s'accordait depuis qu'elle était seule, et qu'elle travaillait de façon indépendante et donc qu'elle pouvait gérer ses propres horaires. D'ailleurs, il l'avait une fois invitée à sortir prendre un verre, et elle l'avait tellement bien pris pour une bonne amie qu'elle ne s'était pas rendu compte que ses intentions premières étaient bien plus que simplement faire ami-ami avec une bonne cliente qui lui envoyait les futures mariées. Il avait fallu que son employée lui explique qu'il était bien plus intéressé par la personne que par son porte-feuilles de clients. Il avait eu la délicatesse de ne jamais le mentionner, elle avait fait mine de toujours le croire cent pour cent attiré par les hommes, et ils avaient continué une collaboration des plus joyeuses et lucratives, même si Emily l'avait grondée de n'avoir pas tenté sa chance. Mêler travail et plaisir, elle l'avait déjà fait avec un humain ordinaire, et elle savait à quel point il finirait par lui faire une remarque sur le peu de temps qu'elle pouvait lui accorder. Du moins, elle se disait que ça finirait par arriver, alors autant que personne ne soit déçu, ni elle, ni lui.

La petite impasse qui servait de cour commune à plusieurs habitations était froide et sentant vraiment l'humidité, mais elle avait réussi à lui donner un peu plus de lumière avec un jeu de guirlandes et de pots de fleurs à LED qui conféraient à la fois un peu de couleur et de luminosité, et permettaient au passage de cacher les traces suspectes en bas des murs. Elle préférait quand les lieux étaient déjà un peu charmants en eux-mêmes, mais elle ne refusait pas les clients moins fortunés si leur projet cadrait avec leur budget. Dans leur cas, ils lui avaient bien expliqué les tenants et les aboutissants : ils habitaient au rez-de-chaussée de l'une des habitations, les mamans et les tantines allaient se mettre en cuisine parce que pas question de payer un traiteur -comment ça, tu as un problème avec ma cuisine, mon fils ? Avait même tonné l'une d'elle, à un moment où Elinor et la future mariée ne s'étaient pas regardées pour ne pas sourire de trop-, et ils n'étaient de toute façon pas beaucoup. Une petite vingtaine tout au plus. Les voisins étaient invités pour limiter les problèmes de bruit jusqu'à tard, car ils allaient bien sûr mettre de la musique, et entre les décorations qu'elle avait et celles que tout le monde avait bien voulu prêter, ils avaient réussi à faire de ce cul-de-sac un peu miteux un petit nid où régnait presque un parfum d'été en bord de mer. Une grande bâche imperméable tendue pour éviter les problèmes en cas de pluie -bien qu'à tout moment, si un orage pointait le bout de ses nuages, celui ou celle qui ferait la passation des plats et des assiettes risquait de faire la vaisselle au passage- et une sur-élévation en caillebotis pour éviter les bains de pied plus tard, quelques plantes, des chaises dépareillées soigneusement agencées, une nappe blanche et des coussins colorés, et le tour était joué ! Le plus embêtant, cependant, c'était de brancher les guirlandes en mettant toutes les prises à l'abri en cas de pluie. La météo n'en prévoyait pas spécialement, mais avec les années et l'expérience, elle avait bien acquis une seule certitude : il ne faut jamais faire confiance à la météo. Ça tombe juste trois ou quatre fois et quand vous vous y attendez le moins, quand vous avez enfin relâché votre attention, paf ! Il vous tombait une averse de grêle sur une mariée et une horde d'oies blanches en robe légère et un mariage glamour se transformait en concours de t-shirt mouillé avec supplément grippe.

Elle était en train de se débattre avec la multiprise, essayant de la faire pendre par l'ouverture du local vélo sans la faire tomber -c'était déjà la troisième fois, elle en avait marre-, quand une voix qu'elle n'avait plus entendue depuis longtemps avait retenti, là, un peu plus bas. Perchée sur un escabeau bancal, la rousse baissa son regard sur un visage qui ne pouvait qu'aller avec cette voix qu'elle venait d'entendre, avec ce surnom qui la ramenait des années en arrière. Là, comme sortie d'un rêve, Tea se trouvait au bas de ces deux marches qui les séparaient, un sourire aux lèvres, presque le même que par le passé. Immédiatement, le visage d'Elinor s'éclaira. Tea, les seuls vrais bons souvenirs de sa toute, toute petite enfance. C'était peut-être un peu dur avec sa propre mère, mais il fallait bien admettre qu'elle n'avait jamais eu la fibre maternelle. Ce n'était pas sa faute, même si elle avait pu faire le choix de ne pas avoir d'enfant dans la tradition familiale : sans père et sans trop de démonstrations affectives. Elle savait, elle avait toujours su que les seules manifestations de l'amour de sa mère résidaient dans tout ce qu'elle lui apprenait pour être indépendante, et dans ce regard de fierté qui trônait quand elle voyait que sa fille s'en était sortie seule, même si pas toujours parfaitement. Elle ne l'avait jamais grondée, même quand elle avait fait des catastrophe dans la cuisine, ou quand le linge sentait le renfermé parce qu'elle n'avait pas étendu la lessive rapidement. Elle pouvait reconnaître à sa mère la bienveillance dans la rigueur de son éducation, mais l'affection, c'était avec Tea qu'elle avait pu l'exprimer. Elinor avait toujours été de nature douce, affectueuse, une petite qui aimait les câlins et faire des bisous, donner des choses inutiles et préparer de petits concerts maladroits pour les autres. En grandissant, elle était devenue renfermée, secrète, se cachait dans le premier trou de souris qu'elle trouvait et feulait dès que l'on essayait de trop l'approcher, de trop la connaître. Elle entretenait une façade comme on renforçait une armure, parce qu'avec le départ de Tea s'était aussi envolée la figure maternelle qui s'intéressait à elle autrement que comme une future membre de la Guilde. Bien sûr, en tant que garou silencieuse et furtive, Tea lui avait appris plusieurs choses qu'elle seule pouvait, des choses qui lui servaient aujourd'hui dans ses missions et qu'elle essayait encore de perfectionner. Des techniques de renarde, même si elle ne pouvait bien sûr pas rivaliser avec une garou : lorsque ses sens lui disaient qu'elle ne faisait aucun bruit, il y avait une petite chance pour qu'elle en fasse assez pour un autre surnaturel, même si en règle générale elle parvenait encore à surprendre un peu tout le monde.

Malgré son pendentif qui brouillait légèrement ses traits, elle pouvait laisser percevoir à la renarde qu'elle était réellement heureuse. En faisant attention à la distance, elle sauta au bas de  l'escabeau, les semelles de ses derbies produisant un clac un peu sec sur le sol alors qu'elle tendait les bras à la renarde qui attendait là, dans sa tenue si sage.

« Tea ! Ça fait si longtemps ! »

Elle la prit dans ses bras, comme elle l'aurait fait quand elle avait encore six ans, se disant qu'elle avait forcément bien grandi, elle qui faisait presque la taille de certains de ses collègues masculins avec son mètre soixante-quinze. Elle était toujours aussi rousse, par contre, mais ça, elle ne voulait plus rien y faire, même si adolescente, elle avait souvent voulu se teindre en brune. Ses cheveux ramenés sur le côté en une tresse basse, elle tombait devant son t-shirt jaune dont le col et le bord des manches était orné d'un tissu aux motifs ethniques dans les tons verts foncés, assortis à son chino retroussé sur ses cheville. Elle faisait toujours très attention à sa tenue, sans doute poussée par l'aspect toujours soigné de la renarde, car si l'on devait chercher un modèle de mode quelque part dans son entourage, ce n'était définitivement pas sa mère, même si elle avait toujours été jolie femme ! La traqueuse se recula un peu, son sourire ne pouvant quitter ses lèvres, les soucis des préparatifs et sa multiprise sauteuse s'étant complètement envolés de son esprit.

« Tu n'as pas changé du tout, tu es toujours aussi belle, Maman Tea ! »

Elle prit ses mains dans les siennes, avec le sans gêne qu'elle avait gardé de son enfance, d'une certaine manière.

« Qu'est-ce que tu fais à nouveau par ici ? Tu es partie longtemps ! Je pensais que je ne te reverrai plus jamais. Et j'ai essayé de te trouver, mais je n'ai pas réussi, je ne savais pas comment te contacter ! »

Ce n'étaient pas des reproches, loin de là, mais une simple manière de lui dire qu'elle lui avait manqué, qu'elle ne l'avait pas oubliée, et qu'elle était un peu désolée, aussi, de peut-être lui avoir donné l'impression de ne plus penser à elle.

Dans l'esprit d'Elinor, Tea n'était entourée que de bons souvenirs. C'était elle qui lui avait donné le goût de la lecture, même si elle n'avait plus trop eu le temps de le faire pendant des années et qu'elle redécouvrait peu à peu le plaisir d'un livre dans le silence paisible du salon à peine perturbé par l'agitation de la rue en contrebas. Pour rien au monde elle n'aurait blâmé sa mère, ni sa sœur, mais il fallait reconnaître que la disparition de l'une et la dépendance de l'autre avaient eu raison de son temps libre. C'était drôle comment les choses arrivaient dans la vie, car dans cette période de chaos et de solitude, elle avait souvent pensé à la renarde, à ces moments qu'elles avaient pu passer ensemble, comme s'il fallait qu'elle se rappelle ce moment de sa vie. Comme si à force de se rappeler ce moment de sa vie où elle avait compris, un peu trop tôt, qu'elle ne devrait pas compter sur sa mère mais que sa mère comptait bien qu'elle sache se débrouiller seule, elle allait finir par comprendre ce qu'elle devait faire désormais. Parfois, elle avait l'impression que son don de dissociation accentuait cette sensation qu'une moitié de son cerveau mettait les indices sous le nez de l'autre pour lui faire trouver une solution qu'elle avait déjà. C'était à la fois normal et terriblement frustrant. Pourquoi devait-on attendre que le cerveau tricote alors que la solution n'était sans doute qu'à deux pensées près ?

Mais quand elle lisait, notamment quand elle était sur son canapé, qui lui rappelait son lit d'enfant, sans doute parce que le dossier englobait son dos comme la renarde l'enveloppait de sa chaleur, elle entendait parfois sa voix qui égrainait les mots comme un chapelet de perles, et parfois, elle entendait la danse de la pluie contre la vitre, même par temps clair. C'était avec un pincement au cœur que la médium avait dû l'admettre, mais la plupart de ses bons souvenirs d'enfance, pour ne pas dire tous, venaient de Tea. Elle ne comptait pas vraiment Esmée, car même si elles avaient toujours été très copines, elles n'en étaient pas moins deux enfants avec une vie difficile, chacune à leur manière, qui avaient trouvé un moyen de finalement s'évader. En tant qu'enfant, elle n'avait pas eu beaucoup d'adultes autour d'elle à partir desquels se construire, et si elle n'avait pas eu Tea, elle savait qu'elle aurait été une toute autre femme, car le modèle que lui offrait sa mère ne correspondait pas à son caractère, mais c'était pourtant ce qu'elle espérait pour une petite Elinor, qui enterrait déjà le rêve d'avoir un jour ce qu'elle n'avait jamais eu : une famille à elle. Une vraie famille, avec du soutien, toujours quelqu'un à la maison le soir et jamais la peur du monstre sous le lit. Ce n'était qu'un rêve, mais pourtant un rêve qui aurait dû être accessible. Et même si la renarde n'avait pas une vie dorée, et que son caractère doux n'avait pas semblé être tout le temps un atout, Elinor avait levé les yeux vers elle avec l'admiration sans tache de l'enfant qui n'avait jamais pu constater que son parent ne savait pas tout et n'était pas infaillible. Tea savait plein de choses, y compris des choses simples mais qui étaient toujours utiles, et à quoi bon de grandes idées si ça ne sert à rien pour se nourrir correctement ? Un débat qu'elle ne se serait jamais aventurée à avoir avec sa mère, car il aurait été à la fois très court et injuste, car elle savait aussi que Laoghaire avait fait tout ce qu'elle avait pu pour jongler entre les traditions familiales et sa vie de famille bancale.

Sentir Tea contre elle lui faisait donc un bien fou, car ce simple geste lui rappelait à la fois qu'elle n'était pas seule, et qu'elle avait peut-être raison de ne pas trop se plaindre de la vie qu'elle avait eue. Ses gestes, ses sourires, dans le fond, c'était une évidence, quand elle avait endossé le rôle de la grande sœur avec Emily, elle s'était inspirée de la renarde. Avec sa manière à elle, car elle avait surtout fait ce qu'elle pouvait, là où elle était persuadée que la garou aurait mieux fait, mais elle avait fait. Elle rit à la mention des légumes.

« Beaucoup de légumes et d'eau, on ne pousse pas bien sans eau, c'est connu ! »

C'était une des choses qu'elle disait à sa sœur quand elle était petite, et qui ne voulait jamais boire, même quand elle avait couru partout. Désormais, Emily plaisantait sur le fait qu'à quoi bon boire de l'eau puisqu'elle n'avait jamais rattrapé sa sœur, qui avait une carrure qu'elle trouvait être de déménageuse. Elle se sentait d'ailleurs comme une grande idiote face à cette garou qui l'avait connue si petite, et avec qui elle avait perdu contact, alors qu'elle aurait peut-être aimé être là pour elle autant que Tea en avait fait de son côté, même si cela pouvait peut-être lui paraître bien futile de son point de vue d'adulte.

La rousse écouta attentivement tout ce qui lui dit sa nounou, et se rendit compte avec une légère pointe de honte que si elle savait que le frère de Tea était un problème dans sa vie, elle ne savait pas à quel point c'était le cas. Elle était une enfant, à l'époque, et sa mère ne lui avait pas vraiment expliqué la situation, du moins pas dans le détail, mais simplement qu'il fallait être très gentille avec la renarde, car chez elle, son frère ne l'était pas avec elle. Étrangement, elle se souvenait de cette conversation dans la salle de bains, debout sur le tabouret qu'elle utilisait pour atteindre le lavabo, le visage tendu vers celui de sa mère, perdu dans son impressionnante crinière rousse. « Peut-être qu'on pourrait dire à Tea de venir vivre à la maison ? Comme ça, il pourra pas être méchant avec elle, si elle revient pas. » Elle revoyait sa mère qui avait pris un temps d'arrêt, puis s'était agenouillée devant elle pour se mettre à sa hauteur, ses mains contre ses bras pour l'entourer un peu, ses grandes paumes chaudes et le regard de fierté et d'admiration qu'elle avait à cet instant. « Ma chérie, c'est très gentil de ta part, mais tu comprendras plus tard que parfois, les adultes n'ont pas ton bon sens, et qu'il leur faut beaucoup de temps avant de prendre une bonne décision. Tout est si compliqué pour nous, si tu savais ! Mais toi, jeune fille, tu vas garder ce cœur gros comme ça, parce que c'est comme ça que tu iras loin ! » Si à l'époque, elle ne savait déjà pas trop quoi penser de tout ça, elle se sentait désormais encore plus partagée sur ce que sa mère avait pu lui dire ce jour-là. Aller loin, oui, mais si ce n'était pas là où elle voulait aller ? Et avait-elle seulement gardé ce grand cœur, elle qui pouvait être si sèche par moments ?
Elle ne savait pas vraiment, à vrai dire, ce n'était pas une question qu'elle comptait régler sur le champ, car elle avait bien mieux à faire. Comme savourer ces retrouvailles avec Tea.

Elle haussa les épaules avec un sourire, et fit mine de minauder un peu pour plaisanter.

« Oh, tu sais, je suis peut-être juste douée pour sauver les apparences ? » Elle rit de bon cœur et prit les mains de la renarde dans les siennes. « Quoi que tu envisages de faire, je serai là pour toi, tu n'auras qu'à me dire ce dont tu as besoin. J'ai pas mal de relations avec mon travail, selon ce qu'il te faut, je pourrai sans doute faire quelque chose pour toi. »

Et comme dans ses souvenirs, Tea et sa simplicité pointèrent le bout de leur nez.

« Oui, c'est une bonne idée ! Attends. » Elle sortit son téléphone de sa poche et ouvrit une application de commande en ligne, avant de tendre son téléphone à la garou. « Tiens, regarde ce qu'il y a dans le coin. Grâce à quelqu'un qui m'a super bien éduquée, je mange vraiment de tout, alors je te laisse faire un premier tri ! »

Elles discutèrent un petit moment à propos de quoi manger, puis quand elles furent d'accord et que la commande fut lancée, Elinor se mit en quête de terminer de brancher cette foutue multiprise. Après avoir bien calé l'escabeau -mieux que pour elle-même-, la rousse avait demandé à la renarde de lui passer les prises une à une après avoir calé la multiprise sauteuse, dont elle avait bien désactivé le bouton d'allumage pour limiter les problèmes et elles purent se laisser choir -non sans grâce- sur les chaises qu'elle avait installées.

« Merci ! Avec une assistante comme toi, j'irai quinze fois plus vite, mais encore faut-il avoir les nerfs de supporter les demandes des mariées. » Elle se rendit compte que peut-être quelqu'un l'avait entendue, alors elle fit une moue de gamine prise sur le fait, avant de vérifier à l'entour mais pas un bruit et toutes les fenêtres étaient fermées. Ouf. Elle rit un peu, toujours gênée d'avoir parlé si librement, puis elle reprit. « Tu habites où, maintenant ? Tu as tout ce qu'il te faut, où tu es ? »

La renarde ne devait sans doute pas s'en rendre compte, mais elle était une des rares personnes avec qui Elinor n'avait aucune saute d'humeur. Même avec Connor, qu'elle connaissait depuis l'enfance, il lui arrivait parfois de changer de ton quand elle parlait. Ce n'était pas non plus changement radical, ni violent, mais elle n'était pas toujours aussi joyeuse et douce qu'elle aurait aimé l'être. Il était son ami, il la connaissait, en revanche, et pour cette raison, il devait savoir qu'elle n'était pas toujours au meilleur de sa forme. Il était là quand elle avait été appelée suite à l'accident de voiture qui avait fait basculer sa vie, après tout, il savait à quel point elle en avait bavé pendant toutes ces années, même si elle-même avait du mal à admettre l'idée que ce n'avait pas été si facile. Elle était constamment sur la défensive, sans doute une déformation professionnelle qui n'aidait pas, mais elle avait aussi tellement peur qu'on la juge. Constamment. Elle avait cette peur parce qu'elle se jugeait elle-même, constamment aussi. Pleine de complexes, de petites manies qu'elle ne pouvait s'imaginer chez les autres... En réalité, elle avait du mal à se dire que personne n'était parfait, et que ce qui pouvait la rendre un peu unique n'était pas un problème. Comme si elle ne pouvait pas admettre que l'on pouvait l'aimer pour ce qu'elle était, avec ses petits défauts, et qu'il fallait à tout prix qu'elle soit une héroïne de film ou de série pour que ça fonctionne. Parce que si ça fonctionnait pour les autres et pas pour elle, c'était sans doute qu'il y avait une raison de ce type-là, non ?
Elle ne parvenait pas à faire la paix avec elle-même, sur ses aspirations qu'elle n'atteindrait jamais, sur le fait qu'elle aurait adoré avoir une vie bien rangée et qu'elle n'aurait jamais pu tenir la distance en travaillant autant qu'elle le faisait.

La grande rousse récupéra le téléphone quand Tea le lui passa après avoir choisi ce qu'elle allait manger, et commanda à son tour. Un bowl avec plein de fruits et une omelette à la japonaise. Elle appuya sur le bouton pour commander et reçut la confirmation que tout était en route, avant de se remettre à la tâche avec la renarde. C'était étrange que tout soit aussi naturel entre elles, comme si elles s'étaient quittées la veille, alors que la dernière fois qu'elles s'étaient vues, Line n'était même pas entrée au collège. Il y a des personnes avec qui les choses sont plus simples qu'avec d'autres. A l'idée de lui parler des pires idées de sa clientèle, elle éclata d'un rire franc.

« Les pires, vraiment ? Il va falloir définir ce qui te hérisse le plus le poil parce qu'entre les godiches et les fétichistes, j'ai de quoi tenir jusqu'à demain ! »

Elle était un peu dure avec ses clients, dans le fond, elle les trouvait tous mignons à leur manière, tant qu'ils arrivaient à s'accorder un minimum et qu'ils n'avaient pas l'air malheureux. Ils lui en faisaient voir de toutes les couleurs, presque littéralement, mais dans le fond, elle n'avait pas de meilleure récompense que les voir contents avant de partir pour la fameuse nuit de noces qui se caractérisait souvent par un sommeil profond et non par tout ce que l'on imaginait. Après tout, aujourd'hui, on n'attendait plus vraiment le mariage, il n'y avait donc pas de raison de s'obliger à passer par cette étape en étant éméché et en ayant mal aux pieds. Il ne fallait cependant pas croire qu'elle ne se faisait pas payer pour tout ce qu'elle faisait. La reconnaissance, c'était une chose, mais ça ne se mangeait pas !

Une multiprise plus tard, elles étaient à discuter de la situation actuelle de la renarde, car il n'y avait pas trop de doute sur celle de la traqueuse, qui ne pouvait d'ailleurs pas vraiment parler de ce versant de sa vie. C'était une sécurité, autant pour elle que pour Tea. Au moins elle en savait, au mieux c'était. Comme le peu d'entourage qu'elle avait en-dehors de la Guilde, à savoir... deux, non, trois personnes ! Quatre en comptant Roderick ? Cinq en comptant le chevelu qui était passé subrepticement, mais lui ne comptait pas vraiment, non ? Bon, disons qu'il comptait pour un demi, car pour une personne avec qui elle n'avait aucune relation commerciale -c'est-à-dire quelqu'un pour qui elle travaillait ou quelqu'un chez qui elle allait faire les courses-, ils avaient échangé plus de mots et de regards que d'ordinaire sur un laps de temps aussi court. Mais dans ce cas-là, devait-elle compter ses voisins ? Non, ces considérations devenaient bien trop compliquées. Quatre, c'était très bien.

Ainsi donc, Tea avait trouvé un logement digne de ce nom -du moins de ce qu'elle laissait entendre- et pour peu de frais. Elle n'aurait eu aucun mal à lui proposer une chambre si besoin, puisqu'Emily était partie pour ses études et qu'elle avait transformée son ancienne chambre à elle en bureau, pourvue tout de même d'un canapé-lit. Elle avait quelque part beaucoup trop de chambres et de couchages pour quelqu'un qui ne recevait la visite d'absolument personne. A ce stade, il valait mieux être honnête.

« Bon,d 'accord. Mais si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me le dis. Je vis seule dans un appartement beaucoup trop grand et j'ai forcément plein de choses que je n'utilise pas assez voire jamais pour pouvoir te dépanner. Et si tu as besoin de trouver du travail aussi, j'ai juste à passer quelques coups de fil. »

La nourriture arriva, prince peut-être charmant sur son scooter plus si blanc, et la renarde fut bien plus rapide à aller chercher la commande, aussi Elinor resta assise et accueillit l'arrivée du repas avec un sourire ravi sous son brouilleur. S'il y avait bien un moyen de conquérir le cœur de la rousse, c'était en passant par son estomac ! Elles s'installèrent et la traqueuse dégrafa le sac pour distribuer à chacune sa boîte et les couverts en bois qui allaient avec. Avec un sourire fier et un petit air de défi, elle commença :

« Bon, eh bien puisque tu voulais savoir quelque chose de croustillant, je viens de me rappeler quelque chose d'assez rigolo. » Elle se mit en quête de lui raconter un EVJF pour lequel la future mariée avait demandé une réunion tupperware... autour des sextoys. Si, si, et comme elle ne connaissait personne d'autre qui pouvait maîtriser le sujet et rester tout à fait sérieuse tout en ayant la touche de franc parler qu'il faut, elle avait demandé à Jessica de le faire. Jessica, qui faisait d'ordinaire des séances d'initiations à la pole dance pour le même genre d'occasions. « Je sais pas si tu vois ? Elle fait partie de la Horde. Une petite brune avec la langue tout sauf dans sa poche. Je fais souvent appel à elle, à tel point que maintenant, on est devenues copines. »

Si elle avait eu le don de pouvoir figer les souvenirs dans sa mémoire, Elinor aurait à jamais figé cet instant dans la sienne. Mais pas n'importe comment, elle aurait presque voulu les voir d'extérieur, malgré le manque sidérant de charme de l'endroit, car malgré tous les efforts qu'elle avait faits, ce n'était pas son travail qui rendait cet endroit ni ce moment résolument beau, c'était la présence de la renarde. Lui parler lui semblait si facile, pour elle qui avait tant de mal à se montrer aux autres, mais Tea savait déjà tout ce qu'il y avait à savoir, et Tea ne jugeait pas, jamais. Si elle avait été plus présente dans sa vie, peut-être que la traqueuse en aurait eu une toute différente, qu'elle ne serait pas autant renfermée qu'elle ne l'avait fait au fil des ans, au point de se retrouver quasi isolée une fois Emily ayant eu l'âge de sortir avec ses copines, et encore plus quand elle était partie pour ses études et que Sandy avait eu ce foutu accident de la route. Elle aurait pu en vouloir au monde entier, se dire que les relations humaines étaient surfaites, que l'on finissait forcément par se faire avoir, par tout perdre, que l'on ne pouvait compter sur personne, mais au lieu de cela, elle s'était dit qu'elle y était pour quelque chose. Depuis, il y avait eu plusieurs changements dans sa vie : elle avait un peu plus vu Connor et Cannelle, malgré le fait qu'ils avaient peu de temps, elle savait désormais qu'elle avait un demi-frère, Logan, sur qui elle avait toujours pu compter avant même qu'ils ne connaissent leur lien, et un ami dans la personne de Roderick. Elle ne savait pas que ce cercle allait tendre à s'agrandir encore, et qu'elle pourrait bientôt accorder sa confiance pleine et entière, elle qui était si méfiante et pessimiste quand il s'agissait des hommes, à Duncan et à Virgil. Pour l'heure, elle avait mentionné une autre personne qu'elle considérait comme son amie, une coyote intrépide, dont le seul échec qu'elle lui connaisse pour l'heure était de ne toujours pas avoir réussi à lui faire essayer la poledance. Sans doute qu'avec sa condition physique et son sens de la musique, elle aurait pu s'en sortir plutôt bien, ce n'était pas quelque chose qui la tentait réellement. Et puis, si elle devait se remettre à une activité similaire, elle avait bien son violoncelle qui l'attendait dans son bureau et auquel elle n'avait pas touché depuis un moment, mais c'était encore une autre histoire.

Alors qu'elle avait raconté l'histoire de Jessica et ses conseils en matière d'objets personnels, elle avait senti dans l'attitude de Tea que cette information avait réveillé quelque chose en elle. Une attention nouvelle, bien qu'elle l'était déjà. La renarde ne tarda pas à lui en expliquer le pourquoi, et si Line eut du mal à voir où elle voulait en venir au début, elle ne tarda pas à se trouver surprise de l'information. Baton Rouge n'était pas si grand, quand l'on y avait vécu toute sa vie, mais tout de même, c'était une sacrée coïncidence ! D'autant que de ce qu'elle avait compris, Tea s'était occupée de plusieurs enfants, mais pas non plus de la moitié de la ville. Etait-ce le fait d'une communauté surnaturelle pas si fournie ou bien du destin ? Elle n'en savait rien, mais la rousse ne put s'empêcher de se dire que c'était peut-être là l’œuvre d'une force supérieure. Un sourire doux se dessina sous son brouilleur d'identité.

« Jess sait tout faire, elle est formidable. On se voit assez souvent grâce au travail, même si j'aimerais avoir plus de temps pour la voir en-dehors. Et puis, elle est pas mal occupée, elle aussi. »

Avec sa discrétion habituelle, Elinor avait consciencieusement vidé son bowl, à toutes petites bouchées. De toute petite, elle avait toujours mangé de la sorte : elle donnait l'impression de picorer, pourtant, qu'est-ce qu'elle pouvait dévorer ! Il fallait dire que son don lui pompait une énergie considérable, sans compter qu'elle se dépensait beaucoup dans son travail. Pour finir, elle avait une assez piètre estime de son corps, qu'elle trouvait trop grand et trop costaud de toute façon, elle ne faisait pas spécialement attention à sa ligne et avait tendance à plutôt faire attention aux carences, et pour les excès, tant pis ! Quand Tea parla de grandes dames, la rousse sourit et ne put s'empêcher de plaisanter sur le sujet :

« Ah, grande, ça je te le confirme ! J'ai dû attendre le lycée pour que les garçons me rattrapent et arrêtent de me regarder comme une menace. » Elle rit légèrement puis reprit, avec une sincère tendresse à l'égard de cette garou qui lui en avait tant appris : « Avec une grande dame comme toi dans notre entourage, c'était la moindre des choses que nous pouvions faire. »

Elinor termina de manger moins d'une minute après Tea, et elle put prendre la suite pour tout ranger dans le sac qu'elle alla jeter dans le fameux local poubelle. Bon, le mariage était pour demain, le repas commençait à quatorze heures, et à moins d'une catastrophe, on lui avait assurée que rien n'allait bouger. Il était temps de rentrer, et il s'avérait que la renarde était sur la même longueur d'ondes.

« Non, normalement, tout est prêt. La bâche devrait tenir s'il pleut et on m'a dit qu'ils fermaient un portail la nuit, donc tout devrait rester en place... Et il faut que je sois opérationnelle demain, ils ont réservé pour la mairie aux aurores. » Elle attrapa son sac à main et le passa en bandoulière, avant d'en sortir ses clés de voiture. « Je te ramène, alors ? J'habite toujours à côté du centre ville, et en voiture ça va vite. »

Elles avaient grimpé dans la voiture d'Elinor, donc la banquette arrière basculée vers l'avant donnait sur un coffre rempli de cartons vides. Elle n'avait pas pris un gros modèle, mais il avait fallu qu'elle se résolve à l'idée qu'elle devait avoir un assez grand coffre quand même pour charrier tout son barda quand elle devait préparer un décor conséquent. En chemin, elles avaient encore discuté de choses et d'autres, puis finalement, elles étaient arrivées là où Tea logeait pour le moment et s'étaient quittées en se promettant de se revoir rapidement. La rousse avait tendu une de ses cartes de visite à la renarde, car même si c'était son numéro professionnel, tout arrivait sur le même téléphone, alors dans le fond, ça ne changeait pas grand chose. Et puis, s'il fallait être honnête, elle était si peu habituée à donner son numéro personnel qu'elle ne le connaissait pas de tête. La tête un peu ailleurs, même si elle restait prudente, Elinor rentra en chantonnant sur la musique qu'elle avait mise en fond, sa voix grave résonnant à peine derrière les vitres fermées.
Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas été d'humeur à chanter.