Les dossiers difficiles, les vraiment difficiles, ceux qui allaient puiser au fin fond de vous et de votre sensibilité, étaient rares. Bien sûr, en tant que psychiatre, elle entendait des horreurs tous les jours : des choses que ses patients avaient faites, des choses qu'on leur avait faites. Elles n'étaient déjà pas si courantes et souvent pas si graves, du moins rien comparé au cas qui se présentait à elle. Vanille. Un nom doux, une fleur délicate, un destin brisé entre des doigts tordus. Carmina allait avoir besoin de toute sa patience et de tout son courage pour l'aider, mais aussi de jongler entre l'urgence d'attraper ceux qui lui avaient fait ça et l'obligation absolue de devoir lui laisser un peu de temps pour se remettre, pour prendre ses marques. Pour cette raison, elle n'avait pris aucun autre patient cette nuit-là -elle n'en avait pas beaucoup qui étaient noctambules-, ni aucun autre dans la matinée du lendemain car elle y passerait la nuit s'il le fallait, mais elle devait établir un contact, et savoir où se trouvaient les limites. Aphobis lui avait parlé de cette affaire dans les grandes lignes, et lui avait bien expliqué à quel point il était important qu'il lui dise tout ce qui pouvait aider l'enquête. Elle avait eu beaucoup de mal à se dire qu'elle allait devoir déroger au secret professionnel, que la vie de cette fille allait être passée au peigne fin par le Fléau, mais elle allait devoir accepter, elle le savait. Il s'agissait d'un cas de force majeure.

Sans savoir pourquoi, elle s'était attendue à ce que le beau métisse accompagne la jeune vampire, aussi elle fut presque plus surprise quand elle le vit légèrement moins décontracté qu'il ne pouvait l'être avec elle -enfin, elle se plaisait à supposer qu'il était plus décontracté. Elle trouvait d'ailleurs la chose adorable, quelque part, même si un peu amusante pour un vampire de son âge d'être presque timide, mais après tout, y avait-il un âge pour arrêter de se laisser surprendre par la vie ? Elle lui avait adressé un beau sourire, ayant du mal à cacher le pétillant de son regard derrière le verre épais de ses lunettes, essayant d'être discrète même si elle se doutait qu'elle ne l'était pas autant que lui. Elle aurait pu se dire qu'elle allait le présenter comme un bon ami si on lui posait la question, mais avant même que la pensée ne traverse son esprit, il la présenta comme son calice. C'était une bonne chose pour imposer le respect, mais c'était aussi sans le vouloir une façon de laisser penser qu'ils étaient assez proches. Si elle se posait toutes ces questions, ce n'était absolument pas parce qu'elle s'inquiétait du fait que leur lien, quel qu'il fût, puisse être visible pour d'autres. De son côté à elle, hormis le fait qu'elle ne souhaitait pas que les morsures se voient, elle était sereine quant à ce que le tout venant pour savoir et percevoir. Elle avait en revanche toujours peur de le contrarier, qu'il ne la rejette si elle ne faisait pas ce qu'il voulait, et d'un autre côté, avoir cette conversation avec lui reviendrait à le contrarier sans doute un peu, car il lui avait déjà dit qu'il ne voulait pas qu'elle se sente contrainte.

La petite espagnole désigna le canapé gris sombre à l'assise moelleuse et réconfortante à la petite vampire, en profitant pour la détailler un peu. Mignonne comme tout, un air doux, timoré, extrêmement bien élevée. Elle était bien moins couverte que ne l'était Carmina, qui avait déjà un peu froid à ne pas avoir bougé depuis un moment, malgré sa robe pull de couleur claire. Avant qu'elle ne s'enferme réellement avec la petite Vanille, elle avait hésité à retenir Aphobis un tout petit instant, mais comme elle ne savait pas trop ce qu'elle voulait faire, elle s'était abstenue. Elle l'avait simplement salué, puis elle s'était installée en face de sa patiente, dans son fauteuil, avant de porter son attention sur elle, la détaillant de nouveau avec un regard bienveillant et un sourire encourageant.

« Enchantée Vanille. Je suis le Dr Araújo Volpí, mais tu peux m'appeler Carmina. Et je suis en effet là pour t'aider à aller mieux, mais ne t'en fais pas, nous prendrons tout le temps qu'il te faut. »

Elle eut un sourire à la fois amusé et attendri, presque maternel quand la jeune vampire lui avait précisé qu'elle avait bien mangé avant. Elle en avait vu d'autres, sa spécialisation étant d'aider les surnaturels à accepter leur condition, elle n'en était pas à son premier nouveau vampire ou nouveau lycan, la seule chose était que cette fois, elle était seule dans la pièce avec elle. Quelque chose lui disait qu'Aphobis veillait quelque part sur elles deux sans qu'elle ne le voie, et rien que cette pensée la rassurait.

« J'ai vu ça. C'est une super idée, ces poches. C'est quelqu'un de l'Essaim qui te les a fournies ? »

Elle posait la question plus pour lui faire la conversation, pour lui montrer qu'elle s'intéressait à elle, ce qui était dans le fond le cas. Elle devait en savoir le plus possible sur sa vie actuelle pour mieux la cerner, et savoir dans quel contexte elle se trouvait.

« Vanille, avant que l'on commence, je vais te poser quelques questions. Ce que tu as vécu est horrible, et comme tu viens de me l'expliquer, tu as vite mal à la tête quand on t'en parle, alors on va faire en sorte que ça soit plus facile pour toi. Et je veux vraiment que quoi qu'il arrive, tu ne t'en veuilles pas si les détails ne te reviennent pas, d'accord ? Tout le monde veut retrouver ceux qui t'ont fait du mal, mais en aucun cas cela doit passer au-dessus de ton bien être, pas ici. Les souvenirs remontent parfois de façon aléatoire, et tu te souviendras par moments de petites choses, y compris quand tu n'es pas avec moi, alors ne te mets pas la pression. »

Carmina prit un petit temps de pause pour s'assurer qu'elle intégrait bien ce qu'elle voulait lui dire, et qu'elle avait choisi les bons mots pour lui faire comprendre qu'elle n'avait pas à se sentir oppressée avec elle.

« Pour commencer, je voudrais bien que tu me parles de ta vie à l'Essaim, même si ça ne fait que quelques jours. Comment tu te sens avec les autres vampires. Est-ce qu'il y a des personnes avec qui tu te sens en confiance. Est-ce que tu es bien installée. Comment se passent tes nuits... Tout ce que tu veux me raconter à ce propos. Le but, c'est que nous ayons toutes les deux un point de repère, pour les moments où tu te sentiras mal ou perdue, que si ça arrive, on aille toutes les deux dans cet endroit, mentalement. Et que tu n'oublies jamais que c'est fini, maintenant, et que tu as un espace et une vie rien qu'à toi. »

Sans prendre de notes, elle attendit que la petite vampire prenne parole, lui faisant un petit signe pour lui signaler qu'elle pouvait commencer.

La plus longue partie du processus allait être de la mettre en confiance. Un travail de fourmi, petit à petit, une longue marche comme sur un lac gelé, peut-être même qu'elle ne parviendrait jamais vraiment à obtenir sa confiance, mais elle se devait d'essayer de le faire au maximum pour la tirer de là. Comme elle le disait souvent, elle ne faisait pas ce métier pour être aimée, mais pour aider. Ses patients pouvaient bien la détester pourvu qu'ils soient heureux. Dans ce cas, cependant, elle devrait jongler avec les deux tableaux : un peu d'affectif et un peu de distance. Cette petite avait besoin de se sentir en sécurité, et pour ça, elle était obligée de se lier un peu plus à elle. Ce n'était pas pour la déranger, bien au contraire, et c'était bien pour éviter d'être blessante qu'elle n'emploierait les termes d'obligation ou de stratégie face à elle ou ses proches. Il y avait des réalités qu'il fallait parfois garder pour soi, au cas où l'on tomberait sur des personnes qui ne comprendraient pas. Ce n'était pas méprisant, ni même condescendant envers les autres, juste ses mots et l'aspect médical, un peu disséqué de ce qu'elle faisait, pouvait parfois donner l'impression qu'elle manquait d'humanité, et elle n'avait pas spécialement envie de devoir se justifier, ni passer par une longue phase de conversation dans laquelle elle perdrait beaucoup d'énergie pour ne peut-être même pas avoir gain de cause. Parfois, il fallait savoir simplement se taire.

Alors, elle attendait avec le sourire que Vanille s'exprime, l'écoutant avec attention. Pour l'heure, elle n'avait pas besoin de noter grand chose. A vrai dire, elle notait souvent les choses a posteriori, même si elle savait que dans ce cas, elle devrait faire preuve de plus de réactivité à ce sujet, car le moindre détail, même une écaille dans la peinture de la pièce où elle se trouvait par le passé, pouvait être important. Aphobis avait été très clair là-dessus, et même si elle n'était pas d'accord sur le principe de faire sortir des informations du dossier médical de sa patiente, de trahir sa relation basée sur la confiance, elle avait compris l'urgence et le caractère exceptionnel de la situation. On ne pouvait pas toujours faire les choses parfaitement, c'était regrettable, mais il fallait savoir s'adapter parfois. D'autant qu'Aphobis savait se montrer patient et compréhensif, et lui faisait confiance lui aussi. Elle s'était d'ailleurs mis d'accord avec lui sur le fait qu'elle ne lui donnerait que des informations qui n'auraient un lien avec ce qui lui était arrivé. Par exemple, le fait qu'elle voyait le fameux Roderick comme un père, et qu'elle n'en avait jamais vraiment eu n'avait rien à voir avec l'enquête, il n'était donc pas question que cela sorte de cette pièce.

Quand elle entendit parler du diplôme, Carmina essaya de rebondir dessus pour souligner le positif :

« Mode et Art ? C'est super, ça ! Mes parents sont couturiers, je travaillais avec eux pour les aider, souvent. Si jamais tu as besoin d'un peu d'aide pour tes cours, tu n'hésites surtout pas, je serai ravie de pouvoir t'aider... et de partager ça avec quelqu'un. »

Elle était sincère, même si ça pouvait paraître un peu étrange. Autant, elle avait toujours eu envie de faire autre chose de sa vie, autant elle avait toujours aimé coudre et broder. C'était un moyen de se détendre, de se concentrer sur autre chose, de créer du beau après toutes les vilaines choses qu'elle avait parfois entendues dans la journée. La créativité avait du bon, et ce serait un excellent exutoire pour cette petite vampire absolument à croquer, sans mauvais jeu de mots.
Elle se mit alors à parler de rêve et à ne pas réussir à faire la différence entre le rêve et la réalité. C'était tout à fait normal, le cerveau rationalisait toutes les sensations en fonction de s'ils estimait que l'on dormait ou non, mais il était sinon incapable de faire la différence entre les deux. Au contraire, c'était même la base de l'impression de devenir fou par moments. Tous ces petits moments où l'on ne savait plus si l'on avait entendu ou non, vu ou non, ou l'on demandait parfois la confirmation de quelqu'un d'autre pour savoir si l'on n'avait pas rêvé. Cela donna de suite une idée à la psychiatre, qui se leva pour récupérer plusieurs choses à son bureau. Des feuilles de papier au format A3, un pot avec des stylos-feutres de plusieurs couleurs et de stylos et crayon tout court. Tout en récupérant ces éléments, elle expliqua à Vanille :

« C'est tout à fait normal de ne pas savoir ce que l'on a inventé ou non quand on rêve. Le cerveau est très doué pour s'emmêler les pinceaux, mais aussi très doué pour confondre ce qu'il croit avec ce qu'il a vécu. Ce n'est pas étonnant, vu ce que tu as vécu, que tu aies du mal à te souvenir, mais nous allons essayer quelque chose, si tu veux ? »

C'était une question un peu rhétorique, mais une manière de l'inviter à faire les choses. Une fois qu'elle eût tout disposé sur la table basse, elle expliqua à sa patiente :

« Je vais te demander un peu de travail. Tu vas écrire ces phrases que tu entends, ou dont tu te souviens, si jamais il y a des images dont tu te souviens aussi et que tu veux les redessiner, tu peux aussi. Ensuite, on va reprendre ensemble les phrases que tu entends dans tes rêves, ou si tu te souviens d'autres et on va les analyser ensemble. Savoir ce que ça t'évoque, est-ce que c'est lié à autre chose, une autre sensation, ou est-ce que c'est plus quelque chose que ton cerveau a fabriqué avec plein de petits bouts de choses que tu as entendues, peut-être même bien avant ce qui t'est arrivé. »

Elle lui désigna les pots de fournitures sur un côté : « Tu choisis les couleurs que tu veux. J'aimerais juste que tu gardes la même couleur pour les phrases dont tu es presque sûre qu'elles sont vraies et celles pour lesquelles tu n'es pas sûre, ou celles qui te font vraiment mal... Tu choisis le code couleur que tu veux, il faut juste que tu me l'expliques ensuite. »

PompoteG Vanille † † † Explorons les souvenirs Je ne me méfie pas plus que ça de la psy, elle est une femme, c’est sûrement pour ça. Ce sont des hommes qui m’ont brisé. Mes cauchemars me le montrent sans cesse même si ma tête fait tout pour faire passer ça pour des images issues de mon imagination. Je lui parle alors du diplôme que je vais préparer et elle semble s’y intéresser. Elle me propose son aide sur le sujet et je lève les yeux pour la regarder. L’eye-liner sous et sur mes yeux me donne un air de petite ado rebelle, mais il n’en ai rien, c’est juste un style. Je forme un léger rictus et je fais oui de la tête. Je parle ensuite de ma chambre et surtout de mes rêves et de la première torpeur passer ici. La docteure se lève et j’incline la tête sur le côté. Où elle va ? Je la vois rassembler plein de choses et je plisse mon petit nez aquilin en continuant d’observer jusqu’à ce qu’elle me parle. Elle me parle du cerveau et j’espère qu’elle ne m’en voudra pas, mais je n’ai rien retenue de ce qu’elle a dit. Je n’ai jamais été très attentionné dans mes cours avant. Ça, je m’en souviens. Tout est flou, mais j’entends souvent la voix d’un professeur me dire de sortir de mes rêves. Je me suis vite dit que j’étais sûrement quelqu’un de rêveur avant. Elle dispose tout son petit bazar sur la table et je l’écoute. Ses consignes sont simples, je décide de tenter. Je m’assois sur le sol, je me sens plus à mon aise et plus a hauteur de la table basse. Je prends le rouge et je murmure. « Ce qui est vrai… » Je le pose sur ma feuille, je prends le bleu et je murmure. « Je ne suis pas sur… » Et c’est tout. Je ne prends que ces deux couleurs. Je griffonne doucement la feuille, j’écris. Des mots comme: Jolie Krystal alors que je ne sais pas qui est Krystal, tu veux boire un verre ? Viens avec moi, ces mots sont en bleu et me semblent lointains dans mes rêves. Puis en rouges plongée dans mes pensées, j’écris en gros Ta gueule ! Couche-toi ! Arrête de chialer ! Sois gentille ! Je vais t’en coller une ! Tu l’as tuée sale pute ! Mais la dernière phrase, je commence à appuyer sur la mine au point de fendre la table. J’AI MAL. Et là, je pousse un crie aiguë et je ballais le continue de la table d’un mouvement du bras. Je me lève d’un coup en éjectant la table au fond et je me prends la tête entre les mains en chouinant. « Ma tête ! » Au moment d’écrire le j’ai mal, une image à flasher dans ma tête, mes yeux qui pleurent face à un miroir avec un homme en reflet derrière moi. Ma tête dans ce bureau de Psy s’est fendue en deux intérieurement et la douleur fut intense. Je m’assois alors dans un coin dans la pièce recroquevillé. Heureusement, j’ai mangé plus que de raison, je ne ressens pas cette envie de mordre ou de manger. Mais j’ai dû faire peur à la toubib avec mon comportement. Je murmure en me berçant moi-même dans le coin. « Pardon… Désolée, je ne voulais pas. » Ça aussi, je l’entends souvent dans mes pensées, je m’excusais souvent au pré de Vernon quand je faisais une bêtise, je m’en souviens.

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Elle n'avait décidément pas tous les codes encore, ou n'était pas assez à l'aise en public, et avec ce qu'elle avait vécu, c'était tout à fait normal. Dans tous les cas, son rictus, en guise de sourire, lui parut bon signe. Elle ne savait pas si elle allait vraiment lui demander de l'aide -dans tous les cas, elle se tenait prête à lui rendre ce service- mais Vanille savait qu'elle pouvait compter sur sa psychiatre pour autre chose si besoin. C'était en partie intéressé, car elle était persuadée que la canaliser sur quelque chose de constructif pourrait lui permettre de se poser et de sortir plus facilement le fil de sa pensée. Le cerveau n'était pas si compliqué quand on y réfléchissait bien : construire quelque chose dans un ordre donné ou remettre de l'ordre dans ses affaires permettait bien souvent de mettre de l'ordre dans ses idées, ou de démêler l'écheveau pour en faire une belle pelote toute neuve, un nœud après l'autre. Elle se désolait parfois de n'avoir d'autres métaphores que le milieu textile, malheureusement c'était celui qu'elle avait le plus connu, et puisqu'elle était la seule à les connaître, ça n'était peut-être pas bien grave, au final. Après tout, l'on venait bien tous de quelque part et on en emportait tous un petit bout dans ses bagages, qu'on le veuille ou non.

Alors qu'elle l'a lancée sur l'exercice, Carmina observe la petite vampire sans avoir l'air de l'observer spécialement non plus. C'est une chose qu'elle a appris à développer avec le temps, une chose pour laquelle elle n'était pas douée du tout au début. On lui avait souvent dit que son regard était particulièrement perçant, qu'on le sentait même quand elle essayait de ne pas regarder, que son attention était clairement très marquée. Alors elle avait appris, des heures, et des heures durant à analyser en se mettant en retrait, sans pour autant perdre le fil de ce qu'il se passait. C'était la partie la plus compliquée, d'ailleurs : ne pas donner l'impression de surveiller le patient sans se mettre en veille. Elle nota tout de même qu'elle choisit le rouge, qui évoque souvent la violence et le sang dans l'imaginaire collectif, pour ce qui était vrai. Contrairement à ce que l'on pouvait penser, le noir avait un côté plus neutre, surtout de nos jours, car il s'agissait de la couleur la plus répandue pour l'encre, et que tous les documents ou presque étaient aujourd'hui écrits noirs sur blanc. Le rouge, en revanche, voilà qui agressait les yeux.

Lire à l'envers n'était pas le plus simple, surtout dans une langue qui n'était pas la sienne, mais elle se focalisait surtout sur l'attitude de Vanille : ses réactions, ses gestes, son langage corporel. Elle avait cette aptitude aiguisée, l'avait affinée avec le temps. C'était sans doute pour cette raison qu'elle avait autant de facilités à comprendre Aphobis, à ne pas le trouver étrange, ni même à se formaliser de son côté un peu froid. Une demi-seconde d'inattention et voilà que la situation dérapait. En réalité, ce n'était pas aussi simple : la situation aurait sans doute dérapé, y compris si elle avait été parfaitement attentive. De toute façon, qu'aurait-elle fait ? Avec la froideur d'esprit d'un médecin urgentiste -ah, les unités psychiatriques, ça vous forge le caractère et un humour à toute épreuve-, Carmina laissa la crise exploser, prête à prendre un peu de recul pour se mettre littéralement hors de trajectoire, et elle avait bien fait de prévoir. Des réflexes qui venaient avec l'expérience. Tout en gardant un œil sur la petite vampire, la médium écrivit un message à la seule personne qui pouvait la protéger au cas où ça déborderait : Aphobis. Quand elle reporta son regard sur Vanille, elle n'acheva finalement pas son message. Elle lui faisait tellement mal au cœur, et quelque chose lui disait qu'elle n'avait rien à craindre. Avec le temps, elle avait appris à évaluer quand elle était réellement en danger et quand elle ne l'était pas. De toute façon, elle devait agir sur le moment, et s'il avait été à côté, il aurait déjà fait irruption dans la pièce, elle le savait. Elle l'aurait enguirlandé pour ça, mais quelque chose lui disait qu'il l'aurait fait quand même. Alors tant pis pour la solution de secours, elle allait parer au plus pressé.

Rangeant son téléphone dans la poche arrière de son jean, elle prit d'abord la parole en commençant à s'approcher.

« Ce n'est rien, Vanille. Tout va bien, je ne suis pas fâchée. Je sais que tu ne l'as pas fait exprès. »

Laissant tout de même ses mains en évidence sans le faire de façon ostentatoire, elle s'approcha encore, jusqu'à venir se placer à genoux proche de sa patiente.

« Tout va bien, Vanille. Plus rien ne peut t'arriver, et surtout pas ici. Tu es en sécurité. Plus personne ne te fera du mal, c'est promis. »

Elle aurait pu tenir un discours sur le fait qu'elle était une femme forte, qu'elle avait même beaucoup, beaucoup de force, mais ce n'était pas encore le moment. Elle avait peur de cette propre force qu'elle ne savait pas maîtriser, du moins c'était ce qu'analysait la psychiatre. D'un geste doux, elle lui tendit sa main.

« Tu reviens avec moi sur le canapé ? On va parler de ce qu'il vient de se passer, d'accord ? Tu veux bien ? »

Elle l'aurait bien pris dans ses bras, mais dans le cas de patients qui avaient vécu des choses aussi dures, il valait mieux limiter le contact physique, même si parfois on mourait d'envie d'agir. C'était la partie difficile de ce métier, voir quand l'on ne pouvait rien faire, gérer l'urgence sans savoir si l'on pouvait faire quelque chose de plus ce jour-là, et s'il n'allait pas falloir attendre, et dans ce cas, perdre du temps. Elle détestait cette obligation d'enquête, devoir se heurter à ce temps réduit et brut contre lequel cette petite allait devoir se heurter, et le fait que la personne à qui elle devait rendre des comptes la mettait dans une posture inconfortable : elle ne pouvait pas jouer à l'idiote et le faire mariner éternellement. Décidément, ce dossier allait lui donner du fil à retordre.

Elle sentait bien qu'elle était un peu plus fébrile, légère comme une plume si elle s'était relevée, pourtant d'extérieur, elle n'en montrait rien. Cela ne servait à rien d'afficher ou de cacher, dans tous les cas, la psychiatre savait très bien que la petite vampire pouvait savoir exactement ce qui se tramait dans son corps. Elle n'avait pas eu peur, il lui en fallait beaucoup pour l'effrayer, c'était une simple redescente d'adrénaline. Avec le temps, elle avait appris à faire la différence, même si ce n'était pas toujours aussi simple qu'il n'y paraissait, surtout pour l'entourage. Vanille pourrait sentir qu'elle ne portait pas sur elle l'odeur de la peur, c'était déjà ça. Non qu'elle n'ait un quelconque ego à ce sujet, c'était plus pour que sa patiente de ne se sente pas en plus mal à l'aise en s'imaginant qu'on la prenait pour un danger, alors que ce n'était pas si terrible. Parfois, il ne valait mieux pas savoir à quel point il pouvait y avoir pire ! Pour cette raison, elle avait renoncé à appeler, ou envoyer un message à Aphobis. A vrai dire, même si elle savait qu'il aurait suivi à la lettre ce qu'elle lui aurait demandé, elle ne voulait pas donner à la jeune fille l'impression qu'elle n'allait jamais pouvoir se confier tranquillement et à elle-même l'impression d'être dépendante de ce vampire qui avait déjà pris une place importante dans sa vie en très peu de temps.

« Aucun souci. Je prendrai un coussin quand je commencerai à avoir mal aux fesses... Et toi aussi, tu y as droit, si tu veux. Tu en veux un ? »

Sans faire de manières, Carmina s'assit en tailleurs sur le sol, se rapprochant à peine de la petite vampire qui semblait avoir trouvé le lieu qui lui convenait le mieux, même si ce n'était pas vraiment le choix de tout le monde. Ce n'était pas un problème, l'espagnole avait vu pire. Jusqu'à faire une séance dans une barque, de nuit, avec un début de houle et un entre-deux terrible entre l'envie que ça se calme ou celui d'en finir et de passer par-dessus bord une bonne fois pour toute. Pas de vagues, cette fois, juste le parquet de son bureau et une petite vampire qui renifle un peu. Avec beaucoup d'attention, elle l'écoute. Le miroir, les voix, les mots... Elle avait décidément un très lourd traumatisme à éliminer. La somme de plusieurs petits traumatismes qui s'ajoutaient et s'empilaient tellement qu'il allait être difficile de trouver ceux qui allaient s'ôter de façon séparée et ceux qui allaient partir par paquets, sans oublier ceux qui allaient en rappeler d'autres. La question que soulevait sa patiente était délicate.

« Il ne faut pas t'en faire, on va faire en sorte que tout te revienne, toi et moi. Les mauvais souvenirs, pour que tu puisses les regarder en face, les bons pour que tu puisses les utiliser pour te reconstruire, retrouver qui tu étais. Il y a de fortes chances pour que les deux reviennent parfois en même temps. La mémoire n'est pas quelque chose de linéaire, et elle n'a parfois pas de logique. Quelque chose qui n'a rien à voir peut déclencher un souvenir, parce que la disposition des lieux, ou une odeur peut te rappeler quelque chose... Oh, j'ai une idée ! » Elle se redressa un peu, et prit son air le plus convaincant : « L'odorat est l'un des sens les plus puissants pour raviver des souvenirs. Et les actions du quotidien aussi. Alors, je te propose que nous trouvions une épicerie, ou un magasin encore ouvert et que l'on y fasse un tour. S'il y a bien une chose que tout le monde a fait une fois dans sa vie, à moins d'avoir une armée de domestiques, ce sont les courses ! A cette heure, il n'y aura quasiment personne. Et si ça ne marche pas ce soir, ton cerveau s'occupera de te trouver des bribes pendant ton sommeil. Alors, qu'est-ce que tu en penses, on essaie ? »

Et pendant qu'elle lui disait tout ça, elle se rendait compte qu'elle n'avait aucune idée d'à quel point c'était vraiment réalisable ou non. Après tout, elle était tout de même un témoin clé dans une enquête importante, elle avait subi des sévices graves et peut-être que les gens couraient toujours, ou qu'elle serait absolument tétanisée. Peut-être qu'elle demanderait à son vampire de les suivre discrètement dans le doute ? Et qu'elle préviendrait sa petite patiente ? Bien sûr, c'était à voir selon ce qu'elle se sentait de faire ou non.