La période était bizarrement un peu plus calme. Logique, dans un sens, car c'était une période très occupée, on allait voir sa famille, on partait en vacances, on faisait la fête avec des amis ; bizarre parce que c'était aussi une des périodes les plus propices à la déprime, voire la dépression. Comme l'avait statué l'OMS il y avait peu de temps : le mal du siècle était peut-être tout simplement la solitude. Une chose dont ne souffrait pas vraiment Carmina. Elle n'en avait jamais souffert, d'ailleurs. Au contraire, elle aurait peut-être aimé avoir son espace, elle qui était passée de vivre chez ses parents à vivre chez son mentor, à vivre chez son beau-frère, d'un autre côté, elle était tellement habituée à cette vie qu'elle n'y voyait pas de réel problème. Pour l'heure, elle était encore perdue elle-même sur ce qu'elle voulait, avec qui, et comment. Elle avait besoin de mettre de l'ordre dans sa propre vie, pas au sens de remettre quoi que ce soit à sa place, ni même de faire du ménage, non, sa vie était bien trop mince à l'heure actuelle pour vouloir ôter quoi que ce soit. Il s'agissait plutôt de d'établir un ordre des choses, de définir des priorités, des envies, de construire quelque chose qui ne serait qu'à elle, et dans lequel personne ne mettrait le nez. Sa mère était à des milliers de kilomètres, et sa sœur toujours portée disparue, il y avait peu de chances pour que qui que ce soit se mêle de ses affaires, même si quelque part, cela lui manquait. Et c'était elle, la psy !

Elle était à son bureau, vérifiant en croisant son agenda et le calepin sur lequel elle notait les choses sur lesquelles elle devait avancer, s'assurant qu'elle n'avait rien oublié, qu'elle n'était en retard sur rien en particulier pour le moment ; c'était un moyen de se poser, de se concentrer en attendant la prochaine séance, qui approchait. Elle n'avait pas vraiment demandé ses raisons quand cette femme avait pris rendez-vous, elle l'avait laissée s'exprimer comme elle le souhaitait. Certains patients se contentaient d'être synthétiques : ils demandaient un rendez-vous et c'était tout. D'autres se sentaient obligés de se justifier, ou commençaient quasiment leur séance par téléphone. Elle ne les poussait jamais vraiment au début, elle essayait de les cerner d'abord, de voir ce qu'ils ne voyaient pas forcément. La petite espagnole jeta un œil sur l'écran de veille de son téléphone pour vérifier l'heure. Pas de message, c'était une bonne nouvelle. Carmina se leva et alla dans la salle d'attente, un sourire avenant et doux sous les verres épais de ses lunettes. Sa patiente était seule dans la pièce commune aux autres cabinets de consultation, chaque espace d'attente délimité de façon suggérée par des plantes. Une idée qu'ils avaient eue pour rendre l'espace plus agréable, moins donner l'impression aux gens qu'ils étaient là parce qu'ils n'allaient pas bien.

« Zeeba ? Je suis le Dr Araújo Volpí. Enchantée. Venez avec moi. »

Elle parlait avec douceur, lui désigna d'un signe de main la porte qu'elle avait laissée ouverte, et laissa passer sa patiente avant de refermer sans un bruit derrière elle. Une fois qu'elles furent installées, Zeeba sur le canapé gris et moelleux, Carmina sur son fauteuil de l'autre côté de la petite table basse.

« Bien, avant que nous commencions vraiment, j'ai quelques questions à vous poser et je pense que vous en aurez aussi à me poser, mais je vais quand même commencer, au cas où je puisse déjà répondre à certaines de vos questions. Tout d'abord, j'aimerais que vous me parliez brièvement de vous. Vous pouvez le faire comme vous le souhaitez, juste une présentation pour que je sache un peu mieux qui vous êtes. Ensuite, je vais vous demander pourquoi vous avez décidé de venir ici aujourd'hui, éventuellement ce que vous attendez du temps que nous allons passer ensemble. C'est simplement pour mieux comprendre comment je peux vous aider. Et bien sûr, si vous avez des questions, j'essaierai d'y répondre au mieux ! »

L’iranienne tirait sur la manche de son tee-shirt à manche longue. La gaze l’irritait légèrement. Sa peau ne s’était pas totalement remise des produits chimiques. Les docteurs pensaient qu’elle en aurait pour plusieurs mois et qu’elle conserverait probablement des cicatrices. Elle respectait scrupuleusement les exigences médicales dans l’espoir d’en finir le plus vite possible avec cette fichue sensibilité que lui donnait ses blessures. Ça et le souvenir pénible de cette mission. Encore qu’elle s’était plutôt bien passé en considérant toute la situation. Zeeba sentait qu’elle dérivait. Que son esprit avait envisagé ce sauvetage comme une possible catastrophe quand les explosions avaient retentîmes. Elle avait immédiatement penser qu’elle risquait de devenir elle-même une bombe à retardement pour ses coéquipiers, pour les otages, pour tout le monde. Indéniablement, ce qu’il s’était passé au musée la hantait. Comme la présence de Logan, qui avait ravivé de douloureux souvenirs. Elle n’aurait voulu qu’il reparte, qu’ils ne bossent plus ensemble, elle devait surpassé le passé, elle devait apprendre à vivre avec. D’où sa présence ici. Chez le psy. Elle en avait éprouvé le besoin, même si revenir sur un canapé et s’épancher sur sa vie pouvait raviver d’autres souvenirs, son arrivée à Londres, son envie d’enfin faire sa transition et le cabinet du psy obligatoire venant avec la possibilité de prendre enfin les hormones et d’enfin voir son corps devenir ce qu’elle s’était toujours sentie être.

Quand la jeune femme aux origines ibériques l’appela, Zee releva la tête. Elle sourit. Elle adorait sourire. Quand elle était encore dans un corps perçu comme masculin, elle s’interdisait de sourire. Elle savait que ce n’était pas très masculin, que cela pouvait être perçu comme étrange, voire malsain. Certains interprétaient ce sourire comme une invitation. Mais depuis qu’elle laissait pousser ses cheveux et que ses formes s’étaient mieux dessinées, elle pouvait sourire et appréciait ces échanges de sourire, cette chaleur qui venait avec et remontait jusqu’à son coeur. « C’est bien moi, enchantée. » Elle se leva du fauteuil où elle s’était installée, au milieu des plantes, dans cette salle d’attente chaleureuse et suivit le docteur. Elle découvrit la pièce où elle tenait ses séances. Zee n’avait connu que deux psy avant elle, pas vraiment assez pour faire des généralité, mais elle avait tout de même remarqué l’effort particulier pour mettre à l’aise les patients. Généralement le mobilier était confortable, assez classe mais pas trop luxueux pour ne pas mettre mal à l’aise, avec ce côté confortable et légèrement usé, comme pour inviter à ne pas trop s’en faire, à s’étaler si on le souhaitait. Elle s’assit sur le canapé, en toucha la texture soyeuse, observant le gris neutre. Elle s’attarda sur les coussins colorés qu’elle tassa derrière elle, puis elle releva les yeux et détailla la doctoresse. Elle était relativement jeune ou en avait l’air, la vie marquait les gens, pas toujours de manière visible, pas toujours de façon ordonnée. Elle semblait aussi avenante. Surtout, elle avait des diplômes qui s’étalaient sur les murs et toutes sortes d’ouvrages sur la psychologie rangés dans une belle bibliothèque. S’en était presque cliché. On oubliait presque qu’elle était de l’Arcana. Zee sourit et pressa ses mains l’une contre l’autre.

« Je m’appelle Zeeba Zandi, je viens d’Iran. J’ai grandi là-bas, où on combat les djinns et les mauvais esprits autant que les abus de magie et quelques trafiques d’artéfact. » Elle sourit, les clichés étaient parfois vrai. Comme la fumée, souvent il y avait du feu derrière. « Le hic c’est que j’ai toujours su que j’étais une femme, mais je n’en avais pas l’apparence. Je suis transgenre. » Précisa-t-elle. « Là-bas, c’était compliqué pour moi, d’autant que je suis hétérosexuelle. Alors mon père a prit la décision de partir pour l’Angleterre, la guilde nous a aidé pour le voyage. Même si mes parents gagnaient bien leur vie. Et bref, j’ai pu entamer ma transition une fois mon diplôme en poche. Je me suis spécialisée dans le droit. » Elle réalisa qu’elle frottait ses mains, ce qui risquait fort d’irriter un peu plus sa peau abimée, aussi s’arrêta-t-elle et attrapa-t-elle un coussin pour occuper ses mains. Elle pétrit le tissus dans ses mains. « Mon frère n’a pas accepté, qu’on déménage à cause de moi, à cause de ce que je suis. Mon père, même s’il ne comprend pas, est heureux pour moi. Ma mère elle comprend, elle m’a toujours soutenue. Malgré tout, cela a été compliqué par moment. Surtout avec les collègues. Je suis partie en congé et je suis revenue changée. J’ai préféré m’absenter histoire que le changement soit visible. Aussi parce qu’avec les hormones, disons que ça impactait mes pouvoirs et mes capacités. » Elle inspira. « Je sais pas où m’arrêter dans le résumé de ma vie, parce qu’en quelque sorte, c’est lié un peu à tout ça, ma présence ici. Quelqu’un de mon passé, quelqu’un que j’ai aimé, avant ma transition, que j’aime encore d’une certaine façon, est revenu. On était en mission lors de l’attaque de la meute. Je sais pas si vous en avez entendu parlé ? » Forcément non ? « Et bref ça a remué des choses. Mais ce n’est pas la seule raison de ma présence ici. Il s’est passé quelque chose, lors d’une mission, il y a un an de ça et depuis… j’ai peur de blesser mes coéquipiers en mission. » Elle secoua la tête. « Désolé, je crois que je pars un peu dans tous les sens. »

Le sourire sur le visage de sa patiente lui fit chaud au cœur. C'était sans doute un peu naïf à dire, mais rien que ce genre de signes extérieurs la rendait heureuse, surtout dans son travail. Bien sûr, cela ne voulait pas forcément dire que tout allait bien, mais savoir aller vers les autres, ne pas se renfermer, c'était déjà une force, un signe que l'on était prêt à aller de l'avant. Ou que l'on avait beaucoup trop de résilience. C'était aussi parfois un bon moyen de ne pas se laisser abattre. Comme disait un personnage dans un film qu'elle avait vu il y avait un bon moment déjà « Commencez à  faire semblant de prendre du plaisir, vous pourriez en avoir un peu par accident. » Elle ne le disait bien sûr pas directement à ses patients, et surtout elle faisait bien attention au contexte avant de les lancer dans une telle idée, mais tout de même, une des clés pour aller mieux résidait dans le fait d'essayer, à petite dose, un peu tous les jours. Et de se laisser surprendre par la vie, même par les choses les plus ordinaires.

Carmina laisse sa patiente s'installer dans ce décor qui lui ressemble à moitié. Tous les psychiatres ou presque avaient le même genre de décoration. La différence résidait peut-être dans le fait que pour certains, cela leur convenait très bien, mais dans son cas, elle aurait adoré faire quelque chose de bien plus personnel. Des meubles dépareillés, des couleurs vives, des plantes un peu partout et des vieilles photos en noir et blanc. De quoi rendre dingue les maniaques et mettre mal à l'aise tous ceux qui auraient du mal à se projeter dans une ambiance qui ne serait pas la leur. Pour cette raison, elle choisissait ce qu'on lui avait conseillé dans le manuel : rester neutre. Tout devait être un miroir, à peine reconnaissable, dans lequel le patient pouvait se refléter, exprimer ce qu'il avait au plus profond de lui-même. S'ils la voyaient en dehors du travail, plus sexy et pleine de couleurs vives, ils seraient bien surpris aussi, d'ailleurs ! Mais l'heure n'était pas à ces réflexions.

Sa patiente était bavarde, mais c'était loin d'être une critique ! Si tous ses patients avaient la même facilité à lui parler, elle aurait sans doute beaucoup moins de travail. Tout le monde ne pouvait pas avoir ce recul sur soi et cette force d'être capable de se présenter de la sorte. D'un autre côté, quand on était aussi forte et vaillante, on se retrouvait aussi très souvent avec un poids beaucoup trop lourd pour son petit dos, parce que l'on pense toujours que l'on peut en prendre encore un peu. Juste un tout petit peu, ça passera. Et puis arrive le jour où ça ne passe plus, et l'on finissait souvent à la même place que la jeune femme en face d'elle. Et c'était encore une belle preuve de courage. Elle ne pouvait pas se mettre à sa place, mais elle n'était pas la première femme qui lui parlait d'un tel parcours. Beaucoup de pays étaient encore réfractaires au fait que la nature n'était pas parfaite et qu'elle avait parfois besoin d'un petit coup de pouce. Le volet de la famille était toujours le plus délicat dans ce genre de changements. Dans presque toutes les décisions que l'on prenait dans sa vie de son propre chef, d'ailleurs. La différence entre un choix de carrière discutable et un changement de sexe était souvent pour les parents l'impression parfois non exprimée que l'on remettait en cause la manière dont ils nous avaient faits. Certains le prenaient bien, d'autres ne comprenaient pas, et ce n'était pas qu'une question d'idéologie. Pour certains, cette impression d'avoir mal fait dès que le début, avant même d'avoir rencontré leur enfant et d'avoir appris à le connaître, devaient leur renvoyer une image de mauvais parents, qui avaient tout ratés sur toute la ligne, et ils en restaient paralysés. Ceux-là faisaient, ces indécis, faisaient presque autant de mal que ceux qui refusaient de réfléchir, d'admettre que leur petit monde puisse être perturbé ; la différence était le degré de souffrance qu'ils n'osaient pas exprimer, de peur de blesser encore plus. Le monde du silence, le cimetière de la communication, de loin le pire endroit de la création. Mais c'était bien parce que les humains n'arrivaient pas à se dire les choses, entre eux et à eux-mêmes qu'elle était là.

La fin s'emballa. C'était souvent le cas quand l'on était capable de donner autant de détails sur soi. Pour tout le monde, d'ailleurs, et quelle que soit la situation. Alors à sa remarque, la petite espagnole lui avait adressé un beau sourire, et avait fait un signe comme quoi ce n'était rien. Il allait falloir reprendre les fils un à un, et pour le moment, elle n'allait pas toucher à celui des sentiments, ni à celui de la famille. Elle avait évoqué le travail, et c'était peut-être le plus simple, le plus neutre pour terminer de brosser le portrait de sa patiente.

« C'est normal. Une conversation n'est jamais linéaire que dans les livres, après tout. » Elle lui adressa un clin d'oeil complice, puis reprit son sérieux, sans se départir de son sourire, tandis qu'elle reprenait un peu la main. « Vous avez parlé à plusieurs reprises de vos co-équipiers et de la peur ou du moins du souci que vous vous faites quant à leur sécurité. En vous écoutant, j'ai plutôt l'impression que vous faites le maximum pour que tout se passe bien. Est-ce que vous voulez développer ? Pour que je comprenne mieux ce qui vous effraie. »